95 - Steppes bye Steppes !
Mongolie - Province du Kentii
Août s'achève. La violence de ses vents quitte
doucement les steppes dont le verdoyant des trois derniers mois se mue
désormais en un roux silencieux. La fin de l’été semble donner un peu de répit
à cette nature qui reprend son souffle avant d'affronter les hordes de
bourrasques hivernales.
L'apathie du soleil levant rendrait mélancolique plus d'un occidental sensible
aux contemplations romantiques, mais pas Nandin. Elle est Mongole. La steppe ne
lui apporte ni solitude ni rêverie désenchantée. Il lui suffit d'ouvrir les
yeux pour embrasser et absorber pleinement l'espace qui s'offre à elle.
L'air matinal, chargé de brumes évanescentes et de parfums descendus de la
taïga sibérienne, revigore son visage tanné, cuivré, figé par l'ivresse du
soleil et l'altitude. Assise sur son cheval, jambes arquées, elle prend la pose
tout en chauffant de sa main calleuse l'encolure sombre de Takh, son cheval Przewalski,
l'un des derniers de son espèce.
Les pans de sa deel claquent sur ses jambes, comme l'annonce du départ, donnée par
un vent permanent qui a toujours accompagné les nomades dans leurs errances.
Un mouvement de la hanche et Takh s'ébroue et s'ébranle.
Cela fait trois jours qu'elle a quitté son campement pour faire route vers le
sud à la recherche de l'"Horizon Blanc", cette ligne de lumière
éclatante, visible à cent kilomètres et symbole du renouveau de la Mongolie; ce
pays, autrefois synonyme de force tranquille, isolé, hors du temps, était
devenu en l'espace de quelques années une force active, une puissance
énergétique d’une stature internationale, mais avec la triste perspective de
perdre en retour une partie de son âme: la steppe.
Takh trotte tranquillement, avançant à son rythme, laissant à Nandin le plaisir
de savourer les distances, au ralenti, d'apprécier sa véritable place au sein
de cette nature. Les plaines Mongoles sont en réalité de vastes vallées
herbeuses parsemées d'anonymes géants endormis qui n'affichent plus aucune
velléité depuis bien longtemps. Les cavaliers ont l'habitude d'y circuler
paisiblement, sans doute pour ne pas les réveiller.
Vers midi, sans aucune ombre salvatrice, la chaleur devient difficile à
supporter et pousse la nomade à se poser. Elle balaie les poils en bataille de
son cheval, qui s'arrête alors au milieu de nulle part. Nandin met le pied à
terre, et tend une couverture entre la selle et le sol pour s'allonger un
moment, à l'abri de son compagnon.
La tête sur le côté, détendue, elle contemple, entre quelques mèches noires de
jais de sa chevelure, les derniers edelweiss de la saison, et se dit avant de
somnoler qu'elle n'est pas prête à en brûler dans sa yourte ... pour le moment,
elle aime cette vie sans attache, sans homme.
Repue de repos et rassasiée de buuz, ces raviolis de viande froide, elle rabat
sa couverture sur la selle, et s'apprête à enfourcher Takh lorsqu'un objet
passe en sifflant à moins de cinq centimètres de son nez! Elle suit dans un réflexe
le sens de la trajectoire pour voir atterrir au sol un petit caillou blanc!
Elle se retourne aussitôt, et voit un homme, à environ deux cent mètres, qui
s'approche dans sa direction.
Elle ne bouge plus, ne le quitte pas des yeux. Elle n'est pas vraiment inquiète
mais reste alerte. Elle remarque qu'il s'agit d'un étranger, d’allure élancée.
Sa veste en toile claire et légère, et son écharpe en cachemire ne sont pas
vraiment taillées pour la steppe, mais cela lui donne une certaine élégance,
presque précieuse, sans être artificielle.
Il continue d’avancer et fait vibrer un
"Sain baina uu" presque
sans accent, accompagné d'un large sourire rassurant. C'est alors qu'elle
remarque un détail curieux ... cet inconnu tient à la main un club de golf,
faisant office de bâton de marche! Un déclic se fait dans sa tête ; elle
fait le rapprochement avec ce "caillou" blanc qui vient de la frôler
... et sourit en retour.
- Je suis vraiment désolé ! Tout va bien ? Je ne vous avais pas vue! Wilson ne vous a pas touché,
j'espère?
- Ca va, dit Nandin en agrandissant encore son sourire. Elle n'était pas
habituée à entendre des étrangers parler sa langue aussi parfaitement, encore
moins à en voir jouer au golf en plein milieu du Kentii.
Vous cherchez un green ? ajouta-t-elle
ironiquement.
Il la dévisagea un instant, les yeux
pétillants:
- Un green ... pas exactement … regardez ces étendues d'herbe rase, dit-il en
balayant théâtralement le paysage de la main, mon green, c’est le Kentii tout
entier !
J’ai quitté Ulaangom il y a deux mois pour
rejoindre Tschoibalsan d'ici trois semaines, avant le début de l'automne.
Mais excusez-moi, j'ai oublié de me présenter: Wilhelm. Je viens de France,
ajouta-t-il.
- Je m'appelle Nandin, dit-elle en s'accoudant sur Takh. Sa réserve initiale
s’estompait ; cet homme paraissait sympathique et suscitait en même temps la
curiosité. Mais ... attendez, vous venez d'Ulaangom ... et vous tapez dans
votre balle de golf ... depuis là-bas? Depuis deux mois?
- Tout à fait! Je visite la Mongolie depuis une dizaine d'années mais je rêvais
de parcourir les steppes en prenant mon temps! répondit-il en passant sa main
dans ses cheveux blonds et courts, desséchés par le vent.
- Bon, alors, où est donc tombé Wilson? demanda-t-il.
Je dois me remettre en route, j'ai pris du retard en le cherchant deux heures
ce matin dans un rough du diable.
- Vous avez donné un nom à votre balle de
golf? Interrogea Nandin, très intriguée par cet étranger.
- Ah ... oui, c'est vrai qu'après deux mois, je ne fais plus attention ...
c'est un clin d’œil à un film dans lequel un naufragé sur une île déserte parle
à un ballon de marque Wilson pour ne pas sombrer dans la folie.
Et lorsqu’un jour, après l’avoir cherchée
en la maudissant pendant des heures sous la pluie, j’ai remarqué la même
inscription sur ma balle, j’ai trouvé le parallèle amusant, et je me suis mis à
lui parler pour passer le temps.
Le sourire silencieux de Nandin trahissait son étonnement. Elle regardait
Wilhelm farfouiller entre les edelweiss à la recherche de sa balle.
- Ah, le voilà, il a vraiment dû vous frôler, il était juste derrière votre
cheval.
Eh bien ... en ce qui me concerne, je
continue vers l'Est, vous allez dans quelle direction ?
Elle lui indiqua le Sud du menton.
Wilhelm tourna la tête vers le Sud et comprit
aussitôt !
- Oh, vers les éoliennes ?
Le visage de Nandin s’était durci en une
fraction de seconde.
- Vous n’avez pas l’air d’apprécier leur progression dans la
région, ajouta-t-il
- Cet horizon blanc n’est pas naturel, il
ne doit pas venir ici, dit-elle sèchement.
- Je comprends… mais dans un sens, ces
éoliennes fournissent une énergie propre à beaucoup de gens, elles ont une
utilité.
- La plus grande partie de l’électricité
fournie est exportée en Chine et en Russie. A part dans les grandes villes, les
Mongols n’en bénéficient pas. Et puis, la Mongolie est un pays de nomades, nous
n’avons pas besoin d’électricité dans les steppes. Les autres pays n’ont qu’à
défigurer leur propre nature au lieu de détruire la nôtre pour leur propre
confort.
Nandin venait de résumer tout le
ressentiment de ce peuple fier, Wilhelm ne voyait pas quoi ajouter; il savait
qu’aucun argument ne pourrait justifier le gâchis dans ces steppes aux yeux de
cette Mongole.
- Je vais y aller, je veux essayer de
lutter pour préserver ces plaines, continua-t-elle en fixant l’horizon.
- Hum ... vous savez que vous ne pourrez
rien faire contre ces géants métalliques ... il y en a déjà plusieurs milliers,
et la politique d’expansion est entamée. Et puis il parait qu'ils sont très
bien surveillés ...
Mais Nandin n’écoutait apparemment plus, et restait figée face à ce semblant
d’aube opaline, refusant de détourner les yeux la première.
Wilhelm resta indécis quelques minutes puis
agrippa son mini-sac de golf.
-eh bien, écoutez, vous savez quoi? Je ne vous laisserai pas affronter ces
éoliennes sans arme! Voyons voir ... ah, tenez ... un fer n°3 me parait
approprié.
Ne comprenant pas vraiment le sens de ce cadeau, elle le déclina poliment mais
sèchement.
- Tut tut tut (oui, il y a un équivalent à cette onomatopée en Mongol) J'y
tiens absolument, considérez que cela rattrape ma maladresse de tout à l'heure
lorsque j'ai failli vous assommer.
Et puis, mince, un fer n°3! C'est avec ce club que Jack Nicklaus a créé sa
légende à l'Open Britannique, en 1978! Une arme redoutable, je vous assure! Sur
votre cheval, ce fer à la main face aux éoliennes, vous allez faire un
malheur !
Wilhelm affichait alors une telle assurance et une telle confiance que Nandin
finit par accepter le présent et se retrouva avec cette canne entre les mains,
arme symbolique offerte par un inconnu venu du bout du monde pour parler à ses
balles de golf.
Elle accrocha le club sur le flanc de Takh.
-Ce fut une belle rencontre Nandin, j'espère que vous trouverez des réponses là-bas,
dit-il en la scrutant.
-Je ne sais pas, répondit-elle, je verrai le moment venu ... merci pour votre
canne.
A son tour, il sourit silencieusement quelques secondes, puis se mit en
position pour driver à nouveau Wilson.
Maintenant qu'elle l'imaginait comme une personne vivante, Nandin eut un
sursaut lorsque le bois le frappa.
Wilson transperça les airs et fila vers l'Est, vers cet horizon encore vierge.
Wilhelm fit un dernier signe de la main et
s’en retourna rejoindre son compagnon.
Nandin resta là un moment, à côté de Takh, jusqu'à ce que l'étranger ne fût plus qu'un point au loin. Elle cherchait la signification d'une telle rencontre, ici et maintenant, lorsque les pans de sa deel se mirent à claquer sous le vent ... le signal du départ.
Elle est pas step la vie?
Merci à Nandin pour sa photo de pieds prise dans le bureau d'un ministère mongol ;-)